Commission nationale Enseignement Supérieur et Recherche du PCF

Commission nationale Enseignement Supérieur et Recherche du PCF
Accueil
 
 
 
 

Université : humanisme vs. marché : tertium non datur !

À propos de Noam Chomsky, Réflexions sur l’université, Ivry-sur-Seine : Raisons d'Agir, 2010 Une conception humaniste de l’université : voilà ce qui constitue le fil de la pensée du linguiste américain, ardent défenseur d’un savoir qui devient un instrument de transformation sociale. Humaniste, dans la lignée de Wilhelm von Humboldt (linguiste et philosophe allemand, 1767-1835, fondateur à Berlin de l’université portant son nom et précurseur en pédagogie), pour qui l’université est « la vie spirituelle de ces être humains qui, en raison du loisir que leur procurent les circonstances extérieures ou en vertu d’une aspiration intérieure, sont portés vers l’étude et la recherche » (p. 39) ; dans le sillage aussi de Bertrand Russell, pour qui l’essentiel est de renforcer « les pulsions créatrices » de l’être humain, donc de lui fournir « le terreau et la liberté nécessaires » pour cela. « Pulsion » n’a ici rien d’irrationnel : Chomsky n’affiche pas une proximité avec la conception rousseauiste d’un Émile, mais plutôt avec les idées de Rabelais, exprimées notamment dans la lettre de Gargantua à son fils Pantagruel (Pantagruel, ch. 8) où le jeune étudiant est incité à devenir un savant accompli « maintenant [que] toutes les disciplines sont constituées, les langues instaurées », à relever le défi d’un savoir complet et multiforme, fidèle au principe « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Un humanisme combatif, héritier du bouillonnement de la Renaissance et de la rationalité des Lumières, mais aussi un humanisme pour qui l’asservissement de l’université au capitalisme la dénature et la détruit. Constitué de 5 textes écrits entre 1969 et 1999 et d’un entretien tenu en 2010, ce livre aborde tout autant la théorie du travail (intellectuel mais pas seulement), l’histoire de l’université américaine ces décennies cruciales pour les USA en raison des transformations politiques et sociales et des conséquences de la guerre du Vietnam, le rôle des mouvements universitaires et étudiants, les changements souhaitables pour mettre fin à la marchandisation du savoir et développer la créativité, la liberté intellectuelle de la recherche, mais n’esquive pas des sujets plus concrets, comme le financement de la recherche ou le rôle assigné à l’université par la classe dominante comme lieu d’endoctrinement de la jeunesse qu’il faut contrôler, d’où le rôle des sciences humaines et surtout sociales. C’est important aux USA, patrie du behaviorisme (p. 96), où les « sciences du comportement » d’abord, c’est-à-dire d’une science qui se voulait sérieuse mais qui était à dessein « innovante, très arrogante, anhistorique » (p. 96), et ensuite les sciences politiques se sont développées pour étudier « la pacification » (Vietnam) ou les « contre-insurrections » (Amérique latine) ou tout simplement à diriger la pensée afin qu’elle se plie au cadre capitaliste. Que ce soit le capitalisme d’État keynésien ou celui des entreprises privées, l’histoire prouve que, le savoir étant toujours considéré comme le principal pouvoir, sous prétexte de gestion purement technique des situations politiques, c’est l’idéologie de la dépendance inéluctable qui s’instaure. Par le financement, mais aussi par le maintien du conformisme académique, qui se perpétue grâce aux conditions imposées aux doctorants, scientifiques de demain, plus contraignantes, selon Chomsky, dans les sciences humaines et sociales qu’ailleurs. La conception des SHS actuelles comme des « disciplines prisées par les DRH des grands groupes » en raison de la culture et de la souplesse d’esprit de leurs diplômés rappelle étrangement les détournements dénoncés par Chomsky pour les années ’70 et ’80 : intérêts de contrôle militaire d’hier ou contrôle plus insidieux d’aujourd’hui, tout concourt pour dénaturer les SHS, leur ôter leur identité de sciences au même titre que les autres. D’ailleurs, si les sciences cognitives et comportementalistes reviennent aujourd’hui de façon parfois inquiétante (cf. le rapport de l’INSERM sur le dépistage de la criminalité chez les tout-petits qui a fait tant de bruit), n’est-ce pas par tendance à prouver le caractère « non spéculatif » des SHS ? Hier comme aujourd’hui, puisque « le savoir produit en toute liberté dans les sciences sociales peut rarement profiter au pouvoir privé », puisque « l’usage de la force […] devait céder le pas au contrôle d’opinion et des façons de penser, ce qui constitue l’une des caractéristiques cruciales des sociétés industrielles modernes », il est important non de mettre au pas ces sciences par la contrainte, mais de se les approprier pour les détourner et en faire un instrument de statu quo. En matière de distorsion et d’éloignement des principes humanistes, la critique la plus vive est adressée aux conceptions « raisonnables » qui veulent instaurer la « professionnalisation », qui « si elle n’est pas déplorable en soi, a souvent tendance à orienter la recherche vers l’étude de problèmes qui peuvent être traités par des techniques existantes et à la tenir à l’écart de ceux qui requièrent de nouvelles manières de penser » (p. 63), ou le financement par les entreprises. Critique aussi de la recherche à court terme orientée vers des projets qui rapportent, mais participent de l’assèchement de la pensée créative et éloignent l’université de son rôle émancipateur et de son caractère parasitaire. Ce dernier terme acquiert une connotation noble, liée au financement public. Le financement par des entreprises ou par des dons exempts d’impôts (le système des Fondations ou de fund-raising courant outre-Atlantique) est à proscrire ; or l’université n’a pas de fonds propres, elle reçoit donc de l’argent du gouvernement. Curieusement, nous découvrons grâce à Chomsky que les subsides du Pentagone ont été accordés généreusement à la recherche fondamentale sans attente de contrepartie immédiate, avec la conscience de l’incertitude du résultat et la patience des années qu’il faut pour l’obtenir (l’exemple des ordinateurs au MIT). La privatisation de la connaissance (et des départements universitaires) est arrivée avec les applications réussies (IBM). Chomsky constate que l’université ne peut s’affranchir des injustices présentes dans la société, mais qu’elle peut justifier son existence seulement si elle les combat. C’est en ce sens que l’idée d’un « libre marché des idées » (p. 58-59) est à rejeter. Pas de liberté, puisque les enjeux de pouvoir et de financement imposent des choix ; pas de marché, mais un échange et un partage du savoir. Celui-ci n’est pas neutre mais dépend des valeurs portées par l’institution et par les scientifiques qui y officient. Pas de « libre marché », mais un contrôle strict du savoir qui doit à tout prix rester secret et ne servir que les intérêts des financeurs (p. 109). L’université doit lutter pour préserver son indépendance, tout en étant « dépendante » des fonds qu’elle perçoit. On sera en léger décalage avec Chomsky (p. 76) pour qui ces fonds induisent « un parti pris politique, […] qui consiste à apporter son soutien à la structure de pouvoir et de privilèges existante et au cadre idéologique qui lui est associé ». Nous voyons là la différence des conceptions : dans une société qui n’a pas de tradition de service public, donc de propriété publique, mais plutôt étatique, il est difficile de garder son indépendance, surtout quand on est une institution dédiée, de par sa nature, au savoir émancipateur, créateur et subversif. Il en est autrement en France où nous luttons pour préserver aussi bien le financement public que l’indépendance de la recherche et de l’université face au contrôle gouvernemental, donc leur rôle de service public. La responsabilité des universitaires est un autre point sérieux, même s’il est vrai que les exemples choisis, compte tenu des dates des textes et des préoccupations récurrentes dans le monde universitaire anglo-saxon, sont majoritairement issus du domaine des recherches militaires. Chomsky parle des scientifiques, chercheurs et ingénieurs, et les distingue clairement de l’intelligentsia et des experts gestionnaires, prompts à diffuser la culture de la résignation (p. 34-35). Ils « développent la science et la technologie », donc ils en sont en quelque sorte redevables envers la société : même s’ils ne peuvent pas, de fait, contrôler tous les usages des connaissances produites, ils ne peuvent rester neutres ou se voiler la face. Prêts à endosser leurs responsabilités comme tous les citoyens d’une société libre et démocratique, mais un peu plus, « du fait de la portée sociale de leurs actes ». Si la question se pose avec acuité en ce qui concerne le domaine militaire ou la perversion des sciences sociales précitée, nous pouvons prolonger cette remarque pertinente de Chomsky dans tous les domaines de la recherche, et aller encore plus loin, comme il le fait dans l’entretien et p. 44 : l’exemple de deux universités mexicaines (Universidad Autónoma de México et Universidad Autónoma de la Ciudad de México), gratuites dans un pays pauvre comparé aux USA où les frais de scolarité sont prohibitifs dans les universités publiques bientôt privatisées, montre que la connaissance est un bien commun à tous, à partager, à faire croître, à diffuser et à poursuivre tout le long de la vie. Cela est vrai pour certains, car il existe des programmes universitaires destinés aux cadres ou ingénieurs de l’industrie, mais non aux ouvriers de cette industrie ou aux cordonniers. L’idéal de Humboldt selon lequel tout être humain désire développer « sa vie spirituelle » et qu’il faut donc lui fournir des circonstances favorables pour cela n’est pas une chimère : il induit précisément l’interaction entre université et société, mais d’une manière critique et exigeante qu’on devrait prendre en compte aujourd’hui, où l’idée d’appropriation sociale de la science est d’actualité. « Répondre aux demandes et aux besoins de la société », oui, mais d’une société d’égalité où ce ne seront pas les grandes entreprises (ou les élites) qui définissent les besoins et formulent les demandes en usurpant ainsi le débat puisqu’elles ont les moyens et connaissent les codes de fonctionnement : « les paysans du Guatemala ou les chômeurs de Harlem » qui n’ont pas ces clés sont exclus de cette interaction, tandis qu’ils font autant partie de « la société » et qu’ils sont légitimes à avoir des attentes et des demandes vis-à-vis de la science. Chomsky, qui parcourt le monde fidèle à ce principe de popularisation du savoir, en sait quelque chose : sans déterminer de quelles « demandes » et de quelle « société » on parle, revendiquer un tel rôle pour la science devient un slogan creux ou démagogique, comportant le risque d’ériger les modes du moment en demandes. Quelle est alors la mission de l’université ? Rester « une société de savants » ? C’est utopique dans un monde dominé par les médias privés, par le capitalisme, la marchandisation, l’utilitarisme, dans un monde qui veut soumettre l’université à des tas de contraintes extérieures (de temps, de finalité, d’argent, d’orientation « professionnelle » etc.), précisément parce qu’une université libre est le lieu par excellence d’émancipation des humains et notamment de la jeunesse. Le rôle de l’université (p. 78) serait de « préserver son indépendance comme institution engagée en faveur de la libre circulation des idées, de l’analyse critique, de l’expérimentation, de l’exploration d’un vaste éventail d’idées et de valeurs ». Si elle mène une politique déterminée ailleurs, elle « trahit » (selon James William Fullbright). Ce principe nous amène à considérer quelle trahison constituent les « réformes » qu’on tente d’imposer en ce moment en France aux organismes de recherche et aux universités : soumises à la « compétitivité » (déterminée par le monde des affaires), obnubilées par « l’innovation » (qui sous-entend que c’est la nouveauté qui prime, tout le reste étant inutile et passéiste), lancées dans la course à la prétendue excellence, la recherche et l’université sont déviées de leur mission et courent à leur perte. Cela n’a rien à voir avec les standards élevés, car, comme le remarque Chomsky, les deux universités mexicaines publiques dans un pays pauvre maintiennent des exigences élevées en même temps que leur mission de service public, tandis que les riches universités américaines (UCLA, Berkeley) font croire que leur privatisation, déjà en œuvre, élèvera le niveau des études. En parlant de standards académiques et de financement, on est assez surpris de lire, à propos du MIT par exemple, que le fait d’être « l’entonnoir par lequel les fonds publics sont versés dans l’industrie de pointe » lui permet de garder une politique scientifique indépendante de qualité, et d’avoir un département de musique ou de linguistique (celui de Chomsky). On est aussi un peu perplexe devant l’idée que ses étudiants ont un niveau de vie élevé ce qui leur donne l’opportunité de penser au lieu de travailler pour gagner leur vie ; que, s’ils travaillent ils seraient « plus apathiques et conformistes » (p. 68), donc moins enclins à la réflexion critique et à la contestation, voire aux révoltes. Cependant, au lieu de considérer que seuls ceux qui n’ont pas de préoccupations matérielles sont susceptibles de réfléchir, nous pourrions voir ici une raison de plus pour intensifier la lutte menée en France et dans bien de pays européens en faveur de la condition étudiante : fournir aux jeunes l’indépendance financière et le temps de se former est vital, garantit l’accès de tous au savoir, et rejoint, du même coup, l’idéal humaniste (Gargantua dans la lettre à Pantagruel l’enjoint « d’employer [s]a jeunesse à bien profiter en étude et en vertus ») et le caractère anticapitaliste par nature du savoir, accordé sans restrictions ou entraves. Chomsky met en garde contre les dérives anti-scientifiques, l’idée pernicieuse que l’homme serait un grand destructeur, une « erreur de l’évolution » voué à disparaître tôt ou tard après avoir causé des maux incommensurables (p. 148). Il souligne combien il est dangereux de faire croire qu’on « se laisse dominer » par la science et qu’on doit lui résister. Même si, en tant que scientifique, il se trouve parfois « schizophrène ». Car le risque d’une science qui échappe à sa finalité humaniste est réel (cf. l’assujettissement au privé, le secret imposé par les capitalistes dans la compétition de tous contre tous, la militarisation etc.). Mais il faut tenir le cap de la rationalité et du plus haut niveau d’exigence intellectuelle, faire confiance, sans être aveuglement crédule, à une science et une technologie qui libèrent, ne rendent pas esclave, qui permettent à l’être humain de ne plus être un rouage du processus industriel et l’affranchissent précisément des activités qui « le rendent imbécile sous le fardeau du travail spécialisé » (p. 36). C’est là la véritable radicalité. De même, lorsqu’il fustige les « délirants maoïstes » (parisiens, mais aussi ceux du New Left Review, p. 160) qui présentaient la science comme une conception bourgeoise et la dénonçaient tout en se prétendant scientifiques et grands donneurs de leçons déconnectés des réalités militantes, évoluant dans les milieux de l’élitisme occidental des « départements de littérature comparée », Chomsky persiste dans sa conception d’une science émancipatrice, d’une université qui n’est pas là pour « procurer de la main d’œuvre aux entreprises ou “aiguiller” les étudiants vers un style de vie » (p. 61). Ce n’est pas un automatisme ni un fait de nature, mais une lutte des scientifiques, qui sera victorieuse et transformera l’université d’abord si elle se mène dans des conditions de démocratie et de partage au sein de la communauté : toute décision doit, selon lui, se prendre non seulement par ceux qui y enseignent, mais aussi par ceux qui y étudient et par tous ceux qui y travaillent. C’est ainsi qu’on évitera les divisions. Cependant, cela ne suffira pas pour changer l’université et éviter ce qu’il appelle avec justesse « la corporatisation ». Et c’est là à nos yeux la principale contribution de cet infatigable savant, la preuve d’une humilité dont nous aurions beaucoup à apprendre : une réforme qui se cantonnera à l’université, au monde de la science, « apparaîtra toujours comme une question dérisoire si elle n’est pas envisagée du point de vue de sa contribution au changement social » (p. 41) et si la lutte pour l’imposer n’est pas menée dans le cadre du mouvement social global. À l’époque où ces textes étaient écrits, peut-être ne parlait-on pas encore de convergence des luttes. Mais tous les combats que nous avons récemment menés en France et dans d’autres pays européens nous montrent que la recherche et l’université ne peuvent se concevoir déconnectées de la société et que nos mobilisations n’auront de succès que si elles s’enracinent dans un mouvement qui met en marche la très grande majorité de la population. Chomsky énonce ici une réalité qui doit nous guider dans toutes nos actions. Pour terminer, et recommander vivement ce livre si riche et facile à lire, nous nous permettons une métaphore : l’université pourrait se concevoir comme un palimpseste, ces manuscrits qu’on grattait pour les réutiliser, et qui nous révèlent aujourd’hui, au déchiffrage, des strates insoupçonnés du texte. Pourquoi ? Simplement parce que, devenue un instrument de perpétuation de l’ordre dominant et de contrôle des esprits, elle est en même temps l’un des plus puissants instruments au service de la transformation sociale. Mais pour cela il faut la gratter et la réécrire, il faut y travailler sans relâche, être vigilant face à toutes les régressions, face à toutes les résignations, face au conformisme, au repli sur soi, à l’envahissement bureaucratique, aux sirènes prônant le réalisme, le pragmatisme et la « responsabilité ». Le palimpseste montrera alors au grand jour ses trésors cachés. Il faut, comme le dit le poète grec Odysséas Elytis, « beaucoup de travail pour que le soleil tourne ».  

Il y a actuellement 0 réactions

Vous devez vous identifier ou créer un compte pour écrire des commentaires.